Pratiques et articulation des médecins généralistes, gynécologues et sages-femmes dans le domaine de la santé des femmes[1]
Florence Douguet et Alain Vilbrod, Laboratoire d’Études et de Recherche en Sociologie
Quatre professions sont principalement impliquées dans la prise en charge de la santé des femmes : les gynécologues-obstétriciens (GO), les gynécologues médicaux (GM), les médecins généralistes (MG) et les sages- femmes (SF).
Les distinctions entre ces professionnels sont loin d’être évidentes dans la mesure où leurs compétences sont pour partie différentes, mais aussi pour partie communes. Si les GO disposent de compétences exclusives, en matière de chirurgie notamment, d’autres sont partagées avec les GM (par exemple, le traitement des pathologies cancéreuses). Dans le domaine de la gynécologie et de l’obstétrique, les MG mènent des activités qui, pour certaines d’entre elles, le sont également par les gynécologues ou par les SF (le suivi de grossesses non pathologiques, la contraception…). De leur côté, les SF, dont les compétences ont été largement étendues ces dernières années, effectuent des actes susceptibles d’être réalisés par d’autres professionnels du secteur de la périnatalité (gynécologues, pédiatres, infirmières puéricultrices) et plus largement, par d’autres acteurs du champ de la santé pris dans son ensemble (radiologues-échographistes, masseurs-kinésithérapeutes, infirmières, MG…). L’existence d’une certaine « perméabilité » entre les quatre professions étudiées contribue à brouiller leurs frontières et à rendre plus délicates leurs interactions.
Concernant les MG, une revue de la littérature rapporte que 8 à 23 % des suivis gynécologiques des femmes sont assurés par ces praticiens.
Le Panel d’observation des pratiques et conditions d’exercice en médecine générale 2018-19 souligne que trois MG sur dix se spécialisent dans certains domaines face à la raréfaction des spécialistes dans leur zone. Les domaines les plus mentionnés sont alors la gynécologie, la pédiatrie et la gériatrie. Toute chose égale par ailleurs, ce sont les MG jeunes, les femmes, ceux en exercice regroupé, exerçant en zone sous-dense ou ceux ayant un faible volume d’activité qui déclarent le plus se spécialiser.
La participation des MG aux suivis de grossesses tend aussi à augmenter depuis plusieurs années. Leur connaissance de la famille et de son mode de vie permet d’établir une relation de confiance favorisant un suivi de la grossesse dans les meilleures conditions. Pour autant, des pratiques très diverses sont observées chez les médecins déclarant effectuer un tel suivi. Près de six MG sur dix (57 %) font un diagnostic de grossesse ou plus par mois. Leur nombre diminue quant à la déclaration de grossesse (30 % en réalisent au moins une fois par mois) ou de son suivi régulier (40 % affirment en faire au moins une fois par mois). Pour 11 % des praticiens, le diagnostic de grossesse reste rare, voire jamais réalisé. Quelque 43 % des MG affirment ne jamais ou presque faire de déclaration ou de suivi régulier de grossesse. L’implication des MG dans le suivi de la grossesse se fait donc majoritairement par l’établissement du diagnostic ; la déclaration de grossesse et le suivi de la femme enceinte étant plus souvent relayés à d’autres professionnels de santé (SF et GO). Enfin, si la grossesse reste à bas risque, 19 % des praticiens adressent la patiente de 25 ans à un autre professionnel spécialisé dès le 6e mois de grossesse contre 23 % pour la patiente de 40 ans.
La formation en gynécologie-obstétrique des MG est variée. Sept MG sur dix déclarent avoir effectué au moins un stage dans ce domaine au cours de leur cursus universitaire : 42 % lors de leur 2e cycle uniquement, 19 % lors de leur 3e cycle uniquement et 12 % à chacun de ces deux cycles. Quant à la formation post universitaire, un MG sur quatre déclare disposer d’un DU, d’un DIU ou avoir suivi une séance de FMC au cours des deux années précédentes. Enfin, un quart (26 %) n’a ni effectué de stage ni suivi de formation post-universitaire. Après relais à un spécialiste pour la prise en charge d’une grossesse à bas risque d’une patiente, près d’un quart des MG dit avoir des échanges fréquents avec le GO à qui il a adressé sa patiente. Ce chiffre baisse à 11 % avec le GM, puis à 10 % avec la SF. Presque un quart des MG se sent même en concurrence avec ces dernières.
Les réponses des MG suggèrent en outre la « spécialisation » d’une partie d’entre eux dans ce domaine. Parmi les praticiens exerçant en cabinet de groupe, 21 % déclarent s’occuper plus particulièrement des patientes venant pour un suivi de grossesse. Les GO sont leurs interlocuteurs privilégiés : plus de 80 % des MG ont des échanges avec ces spécialistes au sujet de ces suivis ou leur adressent leurs patientes enceintes lorsqu’ils n’effectuent pas eux-mêmes ces prises en charge. Les contacts avec les GM et les SF sont moins fréquents.
Les réponses des MG témoignent également des difficultés persistantes à organiser les échanges et les transferts de prise en charge avec les établissements de santé, au cours de la grossesse, mais aussi à l’issue de l’accouchement. Près d’une femme sur cinq est hospitalisée au moins une fois au cours de sa grossesse. Sans remettre en cause la pertinence des hospitalisations, une part non négligeable des MG ressent, d’un point de vue plutôt négatif, ces transferts de prise en charge. En effet, 30 % s’accordent à dire qu’il existe une certaine forme de « captation de patientèle » par des établissements, la suite du suivi de grossesse de certaines de leurs patientes leur échappant après l’hospitalisation.
Le cas des SF est singulier puisque « sur le papier », il s’agit bien d’une profession médicale et non paramédicale, avec un droit de prescription, un ordre professionnel, une formation longue – cinq années – qui passera à six ans l’an prochain avec à la clé, en 2030, un titre de docteur.
Les SF rassemblent aussi une part des traits de ce qui fait une profession « à part entière », mais une part seulement. Profession médicale dite à « compétence limitée », quasi un oxymore, elles tiennent volontiers, dans les maternités, à rester par exemple « arbitres du recours » et à décider seules d’appeler ou non le médecin. Quand elles travaillent en libéral, leurs compétences tendent à s’étendre et l’encadrement par des normes, par une nomenclature ne dit jamais tout.
MG et SF travaillent peu ensemble et collaborent davantage avec des médecins spécialistes, en particulier avec des gynécologues. Dans les situations où MG et SF sont amenés à être en lien autour de la prise en charge de patientes communes, les contacts sont peu fréquents, les échanges d’information peu nombreux, ce qui ne favorise guère la coopération effective. Par ailleurs, les MG ignorent, d’après les SF, toute l’étendue des actes qu’elles sont autorisées à réaliser. Qu’il s’agisse de « nouvelles » compétences ou de compétences plus « traditionnelles », une telle méconnaissance constitue un obstacle majeur à leur collaboration et à l’accompagnement de patientes communes. Les freins aux interactions entre MG et SF sont aussi d’ordre financier. Les SF ont le sentiment d’effectuer les mêmes tâches que les MG tout en étant bien moins rétribuées qu’eux. De leur côté, des MG indiquent réaliser de multiples actes durant une même consultation là où une SF n’en réaliserait qu’un seul. Finalement, ils estiment être bien moins rémunérés qu’elles.
Des relations plus apaisées se font jour lorsque les deux professionnels se connaissent personnellement et sont bien informés de leurs compétences respectives. Par ailleurs, des effets d’âge et d’ancienneté sont patents du côté des MG : les plus jeunes seraient plus ouverts à la collaboration avec les SF que les plus anciens.
Les MG adressent plus souvent des patientes vers des SF libérales pour des motifs liés à l’obstétrique, puisqu’à leurs yeux leur domaine d’intervention reste centré sur l’accompagnement de la grossesse, la préparation à l’accouchement et la rééducation périnéale. Les compétences « traditionnelles » des SF autour de la prise en charge de la grossesse sont effectivement mieux connues et mieux intégrées par les MG que leurs compétences les plus récentes dans le domaine de la gynécologie et de la contraception. Aussi, lorsque les MG adressent des patientes vers des SF, il s’agit le plus souvent encore de femmes enceintes.
Les MG ne se montrent pas aussi critiques que les gynécologues à l’égard du travail mené par les SF, si ce n’est qu’ils sont parfois dubitatifs quant à leur capacité à repérer, chez une patiente, un problème de santé situé hors de la sphère gynécologique. Il n’en demeure pas moins que les uns et les autres restent très partagés à propos de l’élargissement de leurs compétences. Certains praticiens pensent que les attributions des SF doivent se limiter très strictement au domaine de la physiologie ; d’autres estiment, à l’inverse, que le champ de compétences des SF devrait encore être étendu au domaine de la pathologie.
Les interactions entre ces professionnels sont loin d’être homogènes. Dans certains cas, les collaborations s’avèrent impossibles entre SF et MG (aucun contact entre les deux praticiens, aucun échange autour de patientes communes…). Dans d’autres, les collaborations sont effectives et s’inscrivent dans une logique de réciprocité et de donnant-donnant : la SF adresse des patientes à son collègue MG pour la prescription d’antibiotiques, lequel lui adresse, en retour, des femmes pour des suivis gynécologiques.
Dans d’autres situations, des collaborations se mettent en place pour répondre aux problèmes de démographie médicale : pour pallier le manque de médecins échographistes (les MG adressent aux SF des patientes pour ce motif faute de pouvoir accéder à des confrères pratiquant cette activité) ; pour combler le déficit en gynécologues médicaux (l’un des MG que nous avons interrogés estime que les SF effectuent le travail « que faisaient les gynécos médicaux » et ne s’en offusque pas, au contraire) ; ou bien encore pour soutenir l’activité des MG de moins en nombreux et de plus en plus surchargés. Enfin, des collaborations peuvent se mettre en place dans une logique de complémentarité autour du normal et du pathologique : au MG dixit le « purement médical » (une urgence gynécologique, une infection résistante aux antibiotiques…) et à la SF ce qui relève du non pathologique (les suivis de grossesses physiologiques, les suivis de prévention gynécologique…).
Tous les professionnels rencontrés, quel que soit leur métier, pointent de toute évidence une confusion des rôles dans la prise en charge gynécologique, cette confusion pouvant être encore plus marquée dans les territoires rencontrant de fortes tensions de démographie médicale.
Comme pour toute discipline, les professionnels reconnaissent que la gynécologie doit évoluer. Deux visions se confrontent concernant cette évolution, l’une attachée à l’approche globale et au suivi au long cours, l’autre plus segmentée, plus technique, partagée entre les différentes catégories d’acteurs qui devront pour cela redéfinir leurs champs de compétences et d’interventions respectifs. Les jeunes générations de médecins semblent davantage adhérer à ces transformations.
Dans tous les cas, les évolutions en cours ne semblent pas dessiner à l’heure actuelle une organisation stabilisée de la prise en charge de la santé des femmes. Les professionnels indiquent que cela favorise au contraire une confusion des champs professionnels, qui participe au manque de lisibilité de l’offre de soins. Ils remarquent que sont apparues des tensions peu propices à la coopération entre ces différentes professions – notamment entre GM et SF -, même si ces attitudes tendent à s’atténuer. Au final, cela crée un contexte socioprofessionnel assez pesant, accentué par les changements plus généraux qui traversent le système de santé.
Aux yeux des MG, la prise en charge gynécologique semble avant tout aujourd’hui avoir besoin d’une nouvelle vision partagée et d’une organisation clarifiée, au service de la santé des femmes. La dernière Enquête nationale périnatale (2021) indique que le principal professionnel en charge du suivi prénatal pendant les 6 premiers mois est un GO, consulté majoritairement en libéral. Cependant, la répartition du professionnel principalement consulté a changé au fil des dernières années. Il s’agit dans près de 40 % des cas d’une SF, que ce soit en libéral (22,9% en 2021 versus 8,5% en 2016) ou en maternité publique ou en centre périnatal de proximité (16,1% en 2021 versus 14,8% en 2016). Cette évolution pourrait s’expliquer par la hausse du nombre de SF exerçant une activité libérale et par une meilleure visibilité de leurs compétences.
[1] Cet article constitue une synthèse des éléments exposés à l’occasion du séminaire des élus de l’URPS-MLB du 25 mars 2023. Un certain nombre de données et de constats sont issus d’une étude réalisée par les deux auteurs pour l’Observatoire National de la Démographie des Professions de Santé (ONDPS) :